jeudi 26 novembre 2015

Quotidiens

7h : Il se réveille. Pas besoin d'alarme, son corps s'est calé sur l'horaire. Il se lève immédiatement. Il n'attend pas, il n'attend plus dans son lit…
- Pourquoi le faire quand on dort seul, que pourrait on espérer : une fée perdue ou noyée dans une mare de whisky, au mieux une compagne éphémère ? La chaleur d'un corps, une respiration ce serait bien…
Trop bien pour lui sûrement. Non, la seule chose qui respire dans cette chambre cagibi c'est lui.

7H05 : Il se douche, juste le temps de se laver, de se rincer des illusions nocturnes ou de quelque rêve coincé dans l'éveil comme une mouche prisonnière. Cinq minutes pas plus, il faut économiser l'eau. Il aime bien sa douche. Douche à l'italienne.
- Il n'est pas assez naïf néanmoins pour la dorloter comme une amie.
Il n'est pas amoureux de sa création comme de nombreux bricolos qui remplissent les heures vides par un trop plein d'agitations ingénieuses.

7H15 : Il allume la télé, programme pour enfants, s'allonge sur le canapé, se couvre d'un léger duvet, passe du mode sommeil à celui de l'éveil. Tous les matins seront pareils.
- Pourquoi, vieil automatisme du temps où sa fille était toute petite ?
Non, pas automatisme, le mot ne convient pas, il est volontairement dévalorisant parce qu'il assèche son contenu, parce qu'il fait de lui une machine à vivre plus qu'un homme qui réfléchit, aime, pleure, colère. L'automatisme est dans la répétition du geste pas dans sa teneur.
- Il allume une télé.
Non il ouvre une fenêtre sur un temps de bonheur, sur des souvenirs augmentés d'une aura de joie plus intense que vécue. Il aime les voix faussement candides d'un Titeuf – et Bérénice, ça il rajoute bien sûr, ou encore Scoobidooo .
- Il a des goûts plutôt déplacés : à son âge suivre des émissions pour enfants.
Non, il aime parce qu'il entend la vie banale des jours heureux, les petit déjeuners quand sa fille avait cinq ou six ans, qu'il était marié mais ça ce n'est pas important, il a oublié mais il n'oubliera pas sa fille, sa voix qui résonne encore dans sa mémoire, la joie, les rires, ses cheveux tout blonds à cette époque, son survêtement vert, elle, devant la télé...
Pour avoir cinq minutes de calme avant de partir sinon la télé…
il n'y tenait pas plus que ça, la maman peut-être, pas sûr. Aujourd'hui, trente années après il reste la chaleur de ce moment ranimée par quelques images intemporelles.
-Un Éden pour remplacer une vie ?
Peut- être mais il exagère, il théâtralise...
- La main sur le front, le visage qui questionne le ciel, le regard perdu, le dos tourné à son interlocuteur imaginaire qu'il repousse d'une main tendue, harassée, expression tourmentée, corps abattu.
Il n'est pas comme ça mais il en sourit et c'est déjà ça de gagné. Demain matin il y repensera et le souvenir reviendra. Ça durera un quart d'heure. C'est toujours ça de pris sur la mélancolie.

7h30 : Le moment du café. Avant il n'en buvait pas. L'habitude lui viendra avec sa femme, la mère de son enfant, grande consommatrice. Ils étaient jeunes, partaient le matin à la dernière minute, filaient à toute vitesse avec juste le temps d'avaler un express. Tout a disparu sauf la tasse qui est devenue bol puis cafetière. L'odeur revient de loin comprenez vous. Familière, enveloppante, rassurante, douloureuse également. Pas de tartines beurrées à l'époque, non pas le temps. Il mangerait mieux à midi. Aujourd'hui une cafetière quatre tasses, monument posé sur son socle de faïence rouge, attend. elle arrive directement d'Italie avec la langue qui chante à l'intérieur et l'affection de sa fille.
- Un cadeau ?
Oui. Elle vient de Rome exactement.
- Il prendra une gorgée de café, d'amour, de rêves, de souvenirs.
Son souvenir bout sur la plaque de cuisson. L'eau chauffée est contrainte de passer dans la poudre, se charge de son arôme, s'en trouve colorée. Elle circule avec un gargouillis ronchon d'une qu'on oblige, qu'on dérange dans son équilibre d'eau et elle en exprime le désagrément, fuit à travers une faiblesse du joint, s'évade, s'évapore brûlée au rouge halogène, bave coléreuse, se répand en pellicule marron. Il écoute l'habituelle complainte de la cafetière, la retire du foyer, verse le sombre nectar dans un bol jaune écaillé de noir.
-Le même depuis des années ?
Le reste d’une époque qui s'est mal terminée, un bol sans histoire sauf s'il devait se briser car tout à coup elle réapparaîtrait histoire fantomatique, brève et chaotique, violente et passionnée.
- La complainte du café.

7h40 : il se sent un peu café, les Lapins Crétins aussi derrière l'écran mais sa fille bavarde à ses côtés.
- Le train-train de l'ordinaire mi vrai, mi rêvé.
La voix de l'enfance, de toutes les enfances, la sienne, celle de sa fille, de ses sœurs et frères, de ses camarades d'antan. Enfance de campagne, enfance de nature, contre la vie des villes...
- Où l'on n'est jamais aussi seul que dans la multitude.
Silence de voisinage jamais rencontré...
- Silence de couloir, silence du soir, nocturne sans musique, pas d'échange, pas de connaissance de pallier.
Pourtant deux mètres au-dessus de lui, quelqu'un se douche, ça s'entend un peu, quelqu'un prend son petit déjeuner, peut-être du café.
- Pourtant à coté, dix centimètres au delà du mur de béton quelqu'un se lève, respire, écoute la radio ou regarde la télé. Dix ou vingt centimètres tout au plus...
- Et cela suffit pour s'ignorer les uns les autres.

8h : Il s 'habille parce qu'il le faut…
- Il ouvre ses volets roulants parce que ça se fait…
range son appartement parce qu'il n'aime ni les pièces de musée qui sentent le rigide à plein nez ni le capharnaüm qui dénonce le désordre intérieur, le laisser aller des occupants.
Il vit parce qu'il le faut, parce qu'il n'aime ni le désordre ni l'ordre impérieux. Il vit tout simplement comme il peut, les mains dans un bonheur discret avec une bonne dose de renoncement et une autre de rébellion.
- Il vit comme ça tous les matins ?
Il vit comme ça tous les matins des jours qui se déplient page après page, entre passé recomposé et présent palpable mais pas encore complètement construit. Mais...
- Mais l'autre jour…
Mais il y a aussi les week end, les petits déjeûners à deux, dans une chambre de soleil radieux…Avec de la souplesse dans l'air, des bavardages, une voix de chair, la voix d'une belle âme chère….
- Sa belle amie si chère.
Tout se mélange et cela fait une dose de légèreté à déguster dans une lampée…
- de café ?
avec le sourire s'il vous plaît
- Tous les jours ?
Non, l'autre jour… mais… non. L'autre jour il n'a pas suivi les programmes coutumiers, il n'a pas regardé la télé, sa fillette de cinq ou six années s'est tue, sa belle âme, belle amie s'est blottie contre lui. Ils avaient les pieds pris dans les mailles du quotidien mais d'un quotidien pas du tout ordinaire, un quotidien dont ils sentaient les griffes sur leur peau et les morsure sur les bras, sur les jambes, balafres vicieuses...
- Des coupures dans leur ville.

Les blessures de Paris percutent leur vie.