lundi 30 mars 2015

Ombre

Il est 4 heures et la ville est en sommeil profond. Une piste de danse vide pleure sa musique avec autour, dans l’ombre des lumières nocturnes, quelques fantômes prisonniers de l’alcool ou d’autres matières oniriques. Une ombre tangue encore entre piste et bar. Hésitante. Elle s’avance, chavire, se redresse puis tangue à nouveau. Entre fantômes et soûlards, elle s’avance et danse quelque part dans son esprit océan. Elle parle avec des absents que la musique appelle autour d’elle. Elle lutte matelot abandonné à la tempête de ses souvenirs. Puis la musique s’arrête. La lumière la confond. Ses yeux l’ont trahi et les têtes tout à l’heure fantomatiques la dévisagent. Vedette bien malgré elle, elle fuit, esquive les regards et se réfugie dans les espaces ombrés des boxes.

Elle a traversé le champ de ma conscience, interpellé mon regard, questionné ma pensée. Qui est- elle ? Quel âge a-t- elle ? Brune. Enroulée dans une veste de laine usée sur le comptoir des bars. Elle déglutit quelques phrases accompagnées de gestes lourds. Prend à témoin un siège où quelque épave vient de couler après la dernière tournée. Sa voix rouillée par le passage répété des alcools les plus forts fait surface dans les silences musicaux. D’où vient-elle? Enfant de nulle part. Quel est son chemin ? Quelle vie poursuit-elle? Ses cheveux un instant repoussés en arrière découvrent un visage d’une blancheur extrême et la lumière jaune malade de cet endroit sans nom révèle le texte de ses souffrances écrit à même la peau. 

Texte, © Joël Carayon




 

lundi 23 mars 2015

Au bal des cloches

J'avais la tête ouverte aux quatre vents. Elle y est entrée d'un coup d'ailes et ma maison s'est mise à chanter. J'avais un seul toit au dessus de moi changeant avec le temps. Elle m'a offert sa lumière et j'ai troqué mes étoiles contre son amour. Au soir qui tombe je fermais mes ouvertures, chauffais mon crâne à grande lampée de pinard. Pinard, ah Docteur Pinard. Je me soignais par de larges gorgées d'un acide au goût de vin. Elle m'a nourri de son lait au sein d'albâtre. Je me remplissais d'une épaisseur d'alcool, comme d'autres se calfeutrent chez eux au BBC - à chacun son isolation, elle m'a couvert de sa peau de ciel bleu. J'avalais et je parlais avec mes amis de la beuverie, hommes à tête de chien, perruches au corps de femme, cheveux raidis par la crasse, fardées au noir de leur vie. Elle m'a parlé une langue aux lèvres remplies de miel. Chez nous on boit, on vomit on pisse au même endroit, peu importe tout ça va à l'égout. J'avais la tête à douze degré remplie à exploser, il m'en fallait encore jusqu'à être éponge, sentir le vin et la bière par toutes les pores de ma vilaine peau. Elle a bu ma déprime refermé tous mes lieux de dégoût. On s'est mariés. J'étais heureux comme un prince sur mon nuage bien au-dessus de la rue avec mon ange dans les yeux et sur le cœur. Une éternité de bonheur, cinq années. Faut dire que je suis un autre homme quand j'ai pas bu. Son premier cadeau une belle voiture et dedans son homme au travail s'en allant, fier comme un soleil. Mon premier cadeau le salaire de mon bonheur.

Puis le nuage a faibli. Mon ange aussi. Elle s'est fait un sang d'encre trop longtemps, pour la vie, pour moi, pour ses enfants. L'encre est restée dans son sang. Au début juste une petite dose bleue sur fond rouge, toute petite écriture sous sa peau d'ivoire. Le soir, je rentrais pour la laver, lui faire à manger parce qu 'elle pouvait pas, pour mettre une chanson qu'elle entendait pas parce qu'elle dormait et je l'écoutais pour elle, pour allumer un feu de cheminée qu'elle aimait plus parce qu'elle pouvait plus supporter la chaleur vivante des flammes sur le bois rougeoyant, brûlures rouges et bleues comme son sang. Je l'aimais. Je l'aimais tout le temps. Je l'aimais au quotidien. Je l'aimais quand je lui racontais le ciel au bleu de ses yeux, sur ma vie pour toujours. Je l'aimais dans son sourire attristé. Je la veillais, je caressais sa peau dans son sommeil avec la lune comme compagne et confidente. Peu à peu l'encre a bu tout le sang et le bleu de ses yeux s'est noyé dans ses veines. Alors la rue est revenue de petits verres en petits verres dans notre foyer, au centre de ma vue, la rue et sa veine aux couleurs de sa vie. Elle s'éloignait toujours plus, fréquentait un monde sans moi avec du froid tout autour je crois, revenait de moins en moins de son sommeil. Puis elle n'est jamais plus revenue. Mon ange non plus. Au début un tout petit cancer, une toute petite leucémie, soyeuse et douce qu'elle a chérie, juste un petit animal ronronnant dans son sang qu'elle a nourri et qui boira toute sa vie. Elle est partie et moi un peu avec elle. Maintenant je bois du bleu qui n'est pas de ciel, un sang qui n'est pas le sien. 

Texte, © Joël Carayon 

vendredi 20 mars 2015

Total Paradisiac


Total Paradisiac

Je suis aux Bermudes, je mets des bermudas. Bermudes, belles boîtes à lettres sans facteurs ni trompettes. Bermudes bermuda, da da da da, Ber mudes Ber mudes ber, berne le fisc, guide le fric.

Filez filiales, filles de l'air, filez aux Bermudes où l'on siège à couvert.

Nous ne sommes de nulle part, nous vendons achetons mais nous n'existons pas, fins limiers impossible de nous dépister.

Filez filiales filles de mon portefeuille, ni vues ni reconnues, filez au Triangle des Bermudes.

Un imparable voyage pour disparus improbables, passagers de papiers ou jeux d'écritures que la mer engloutit dans le secret de ses coffres.

Filez, filles de l'air loin des jeux de plages, mes filiales que l'on escamote onshore par la magie d'un tour, tour de passe passe.

Moi je paradis-fiscale sous l'ombrage des cocotiers.

Et mes filles chéries dévorent offshore du brut, du raffiné. 

Texte, © Joël Carayon