Sur
la table, sa montre. Une montre donne l'heure, normalement. Celle ci
devrait l'interroger puisque c'est sa fonction...à en croire la
rondeur de ses lignes, elle avait non pas un mais une propriétaire...
quoique, à la réflexion, elle avait un coté plutôt masculin, fait
d'un métal brossé et lisse qui dégageait de la virilité dans
l'épaisseur des aiguilles et l'arrondi était un peu trop massif
pour une femme peut-être.
Le
verre reflétait la lumière du dehors. Il y avait un peu de ciel, de
feuillage et l'encoignure d'une fenêtre par où un soleil curieux
mais discret se faufilait silencieusement tout en masquant
partiellement les aiguilles.
Cette
montre reflète le temps qu'il fait et me cache ses heures. En fait
cacher n'est peut-être qu'un leurre parce que la coquine devait
savoir que la meilleure façon de montrer est de dissimuler avec une
légère maladresse feinte pour que l'observateur se rende compte du
caractère étrange de la situation. Elle me donnait donc à voir une
dimension de son temps sûrement. Il me restait à découvrir sa
singularité.
Pourquoi
cache-t-elle ses heures, pourquoi voudrait elle que je m'en
préoccupe. Qu'est ce qui est à dire et qui ne le peut pas sinon par
un détournement de sens : le temps dans son aspect climatique
pour me crier le temps qui passe, ce temps qui nous file entre les
doigts et que l'on émiette, fractionne sans pouvoir le maîtriser et
plus on le découpe pour le retenir et plus il s'échappe à toute
vitesse… ce temps qui se doit d'être productif toujours davantage
avec la traque de ses moments morts ou qu'on considère comme tel
parce qu'un rien s'y passe. Que veut-elle me montrer. Et si je me
mettais un peu de biais pour tromper la vigilance de l'apparence, peut-être verrai-je le cœur des choses… un défaut du boitier, une
maladie de son métal ?
Il
faut que je l'ausculte… à l'oreille son cœur est faible, bat
péniblement. Je comprends. Elle est épuisée. Le temps qu'elle
compte l'essouffle trop pour qu'elle puisse en indiquer correctement
le passage. Son temps ne passe plus que par petits jets compacts,
très irrégulièrement. Elle a dû s'épuiser dans des courses
folles, courir après les heures. J'entends d'ici la voix du poignet
qui la porte : « je suis en retard, mon dieu que je suis
en retard ». Il devait l'agiter sans cesse, la harceler
continuellement, brusquer son mouvement délicat, sa belle horlogerie.
Monsieur Je Suis En Retard a couru pour gagner du temps, parce que le
temps c'est de l'argent.
Tiens
c'est quoi ça…ce fil à peine visible accroché au bracelet… un
duvet bleu gris, effiloché, terni… c'est plutôt bizarre. Il a
l'air d'avoir bourlingué pas mal, d'avoir voyagé des jours durant,
jour et nuit dans des zones noires comme un four ou un terrier… un
duvet… comme un poil de lapin ! Un lapin avec une montre, ça
se corse, ça se corse… quel lapin pourrait avoir besoin de lire
l'heure… qui lui aurait appris – pas le chasseur bien sûr…
quel lapin pourrait avoir besoin de lire l'heure au point de tuer le
temps par des courses folles… sûrement pas celui de garenne, non,
non il s'agit certainement d'un lapin d'affaire comme un homme
d'affaire toujours à comptabiliser le temps irrationnel celui qui ne
sert à rien, comprenez qui ne rapporte rien. Et si par malheur sa
montre venait à perdre une fraction de seconde ce devait être le
licenciement immédiat.
Je
ne connais qu'un lapin susceptible de se comporter comme un homme
mais celui là avait un gousset et la montre sur la table a un
bracelet… mais depuis le temps qu'il dit qu'il est en retard, il a
dû en massacrer des montres à gousset et Madame Je Suis En Retard
lui aura conseillé une montre bracelet. Celle ci est fatiguée, trop remonté son
mécanisme s'est usé, elle est bien vieille la pauvre et que fait-on de la
vieillesse dans les affaires… La pauvre …et comme il n'y a pas de
cotisations vieillesse chez les horloges...Pauvre petite vieille
fragile tes heures sont comptées.
Finalement
le mystère s'éclaircit. C'était la montre du lapin d'Alice… oui…
d'Alice aux Pays des Merveilles, quel autre lapin pourrait se
comporter comme un homme d'affaire ?
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