J'aime
la musique. La vraie celle que l'on fait avec ses mains, celle qu'on
apprend des années durant chez son prof avec du solfège et des
partitions, celle que je goûte du bout de mes doigts et me dresse
les poils sur la peau . Mais j'aime pas le son numérique, le son
mâché à la machine, travesti, torturé, ces sons froids, ces voix
violemment tordues.
Je
joue du violon. Je parle violon. Mal encore. J'apprends sol la si do,
j'apprends à caresser mes quatre cordes du bout de mon archet la si
do sol. J'écoute mon prof, qu'est ce qu'il est fort, et j'essaie de
l'imiter sur mon bel instrument léger comme la voix de maman et si beau
dans sa livrée de bois blond.
photo David Sidoux |
Je
chante faux. Je déchiffre encore. Je suis tout jeune, j'ai des
excuses. J'apprends, je grince .
Mon prof :
Mon prof :
-
Ton archet, incline ton archet, soigne son attaque sur la corde sinon
tu vas lui faire mal à ta musique et ton violon se plaindra
douloureusement... ton poignet souple ton poignet comme si tu
effleurais la peau d'une femme... oublie ça tu comprendras plus
tard.
Moi
je m'applique je me concentre à mort, fixe ce petit arc magicien
capable de transformer un simple frottement en une mélodie d'une
pureté qui me donne le vertige . Je m'applique. Cette fois ci sera la bonne, sûr et je me
lance en regardant mon prof pour lui dire du bout de mes cils :
- Écoute ça tu vas pas en revenir.
Je
frotte mes cordes , un génie pourrait bien en sortir, un génie
musicien j'ai vu ça dans Aladin et la lampe magique. Si ça pouvait
m'arriver. Ça va m'arriver. Je frotte, frotte mes cordes et le son
cristallin qui me ravit déjà, s'étouffe au fond de ma gorge, il
n'en sortira pas. Le génie m'a boudé.
Mon prof a fait la grimace :
Mon prof a fait la grimace :
- Ça ne fait rien, c'est déjà mieux, tu vas y arriver.
Et
fort de ses encouragements généreusement hypocrites j'insiste, je
fais des efforts. Ça viendra il l'a dit. Mon génie dans le corps
de mon instrument sera ravi et se montrera enfin.
Il me dira :
Il me dira :
-
Je suis Stradimachin, Fritz Kreisler, je suis le génie des
violonistes qu'un musicien méchant et jaloux a enfermé dans ton
violon, je suis son âme. Tu m'as appelé. Tu es mon maître. Fais un
vœu, je l'exaucerai.
Pas
besoin de préciser je penserais si fort qu'il comprendrait sans qu'un
son ne sorte de ma bouche . Les sons, la musique c'est l'affaire
de mon violon.
Ce
soir la terre s'arrêterait de tourner pour écouter mon concert. Ce
serait toujours le jour en France, toujours la nuit en Chine et mon
violon parlerait pour moi, chanterait la pureté de ma voix. Le
rideau ne serait pas encore levé... j'entends le doux brouhaha du
public dans la salle. Il parle de moi :
-
C'est un virtuose promis à un grand avenir.
-
Ah madame j'en frissonne de plaisir, son doigté
est exceptionnel.
J'arrive sur la scène accompagné de mon orchestre. Silence dans la salle. Je coince mon génie sous mon menton, hausse mon bras l'archet prêt à faire chanter les cordes. Le chef de l'orchestre a levé sa baguette. Tout le monde attend son signal. Ça y est. La musique introduit mon solo par un chant qui invite au recueillement. La baguette se tourne vers moi :
J'arrive sur la scène accompagné de mon orchestre. Silence dans la salle. Je coince mon génie sous mon menton, hausse mon bras l'archet prêt à faire chanter les cordes. Le chef de l'orchestre a levé sa baguette. Tout le monde attend son signal. Ça y est. La musique introduit mon solo par un chant qui invite au recueillement. La baguette se tourne vers moi :
-
A toi, charme nous !
Photo Lilane Menardes |
Un
mouvement du corps, je ferme les yeux, j'entends déjà la pureté
exacerbée de la mélodie, je sens le bois qui vibre et
se répand en moi . Je suis bois, bois de violon, bois de
Stradimachin. J'attaque... Couac, couac couac! Une volée
de canards, un cri grinçant, des cordes soumises à la question, des
dents qui grincent, un auditoire qui se bouche les oreilles et
s'enfuit. La panique. Couac toujours couac ! Je m'effondre !
Je pleure. Mon génie m'abandonne. Mon génie ne veut pas sortir de
mon violon. Il a honte de moi. Il est en colère. Je l'entends
qui crie dans l'âme. Qui crie, qui crie :
-
Tu ferais aussi bien de pisser dans ton violon ! Ça ferait un
plus joli son !
Il
est furieux ! Mon dieu je n'avais pas compris. Je me suis
trompé. Il faut que j'urine il faut que je déverse mon art sur le
bois vernis. Je sors mon tout petit archet de garçonnet et
j'arrose tant bien que mal mon instrument du liquide le plus musical
que je puisse. J'arrose Vivaldi pour qu'il pousse son printemps, pour
qu'il pousse son été sous ma petite verge. Et la musique vient,
douce et fluette, cristalline comme une source, bavarde comme un
ruisseau et le public s'extasie et mon solo grandit, grandit quand
soudain un hurlement :
-
Mais qu'est ce que tu fais ! Qu'est ce que tu fais !
La
voix de mon prof . Sursaut. Réveil brutal.
-
Mais qu'est ce que tu fais ! Pourquoi tu pisses sur ton violon
mon garçon !