vendredi 4 septembre 2015

Dialogues du couchant.

Il paraît que l'on assiste à une "révolution" aussi exceptionnelle que l'invention de l'imprimerie et du livre. Internet et le numérique ouvrirait un espace d'une nouveauté inouïe avec des répercussions inimaginables. Un changement de civilisation rien que ça!. Des hommes -fous ou visionnaires?- à la tête de Google, d'Apple etc. chantent la venue d'un nouvel homme, homme augmenté de la puissance de la machine. Nous vivrions trois cents ans et plus. L'éternité serait à notre portée disent-ils. De nouveaux acteurs les GAFA (Google, Amazone, Facebook, Apple) sont plus puissants que beaucoup de nos nations. Bref ce changement me dépasse, moi vieil homme du vingtième siècle avec un pied dans le vingt et unième mais pas au delà bien sûr... 

Je suis vieux , mis en bord de plage, le regard au couchant tourné vers les nouvelles galères qui quittent ce rivage avec à leur bord la dernière génération. J'ai tord, m'ont-ils dit...

Tord papy, trop vieux pour comprendre, tu as peur quand nous sommes d'accord, nous partons pour le nouveau monde, nouveau tu comprends, comme nous, nouveau comme eux, nouveau. Ils l'ont voulu, ils l'ont fait, nous les suivrons, nous l'habiterons, adieu papy. Adieu la maladie, adieu la mort, adieu le corps, adieu les hommes. Les Gafa l'ont fait, nous les suivrons, nous l'habiterons.

Je voulais la chair, la fragilité, la précarité du temps, le recours à la mort, la foi dans l'homme, le défilé des heures, l'enfant, l'adolescent puis l'homme et après le vieillard, je voulais ce temps qui vous fait si peur mes enfants, je voulais le froid qu'on n'aime pas, la pluie que l'on ne commande pas, je voulais des saisons, un été qu'on espère et nous rend gais, un hiver qui nous enferme, nous emmitoufle et nous dévoile la chaleur de nos lèvres. Je voulais le soulagement d'un monde supérieur qui nous mène, nous malmène, je voulais des montagnes par dessus nos âges, un au-delà que l'on espère ou non et que l'on craint, je voulais un corps à dompter, je voulais un homme faible un homme que l'on explore dans son humanité, un amour qui nous enveloppe puis nous quitte sans un geste ni une parole, je voulais des machines asservies... Vous voulez un genre genre nouveau genre, un homme augmenté de vos rêves de puissance, machine homme, pc homme, mac homme, nano-homme de titane et de chair mais vous enterrez le possible que le corps dans sa mort fait naître, je prends le pari disait Pascal et de rajouter : pour ce qu'il me coûte je suis gagnant. Nous prenons le numérique dites vous.

Adieu papy, meurs puisque tu le souhaites. Au néant, l'homme né poussière. Devant toi le genre genre nouveau quitte la plage, la pluie et le froid, le temps qui te dépasse, la fin qui te guette, et les lendemains qui nous déchantent. Nous choisissons un tiens qui vaut mieux que deux tu l'auras, la proie mais pas son ombre, la vie mais pas le risque du néant, la vie augmentée, l'éternité numérique contre l'hypothétique au-delà, l'éternité que nous construisons, que nous maîtriserons. Adieu mon papy.

Mon enfant tu lâches une ombre pour une autre...

C'est mon ombre Papy. L'ombre d'une nouvelle illusion ? Peut-être mais la nôtre Papy, La Nôtre. Tu me manqueras mais ton avenir me fait peur, je ne peux plus aimer tes rides, ton corps que le temps raidit, tes absences, l'effacement qui te guette, tes muscles que je sens si frêles. Tes souvenirs quittent ton navire, tu vas sombrer mon papy et je vais pleurer ; mais je suis ton prolongement n'est ce pas mon papy, je suis tes yeux nouvellement ouverts pour que tu regardes par dessus mon épaule les jours après les tiens, je suis la voix qui te portera par dessus la mort éternellement mon papy, je suis la main que tu as guidée jusqu'à ce rivage sans que tu le saches, je suis la jeunesse qui suit ta vieillesse, je suis ton devenir... Mais il n'y aura pas d'après moi, pas de couchant pour moi, je suis un phénix de Gafa, Gafa m'a voulu ? Gafa m'a eu, mon âme contre une éternelle jeunesse, le contrat, le pacte de Gafa. L'âme ? Papy un vieux rêve des hommes, je ne suis déjà plus de la même race que toi, dans mon sang du nano, sous mes yeux, contre mon tympan, la puce et son réseau, adieu papy je vais au Cloud où les étoiles sont sur toile. Et tes amours faut il qu'il t'en souvienne coulaient sous la Seine… les miens se connectent, s'acheminent dans nos machines, circulent sur des milliards de voix. J'aime mon ami le robot, l'homo connecticus dirais-tu. Le pacte papy me fait éternelle branchée, matrix est mon amant aux milles visages. On télécharge mon cerveau. Adieu papy tes larmes sur mes yeux, ma peine sur ton cœur mais demain ne t'appartient plus. Ton soleil s'éteint... Adieu mon papy...

Souviens toi… les moulins qui tournent dans le ruisseau, ta main impatiente et malhabile puis ta joie dans le geste précis et sûr… le sommeil qui surprend l'enfant au soir d'une longue marche, les ombres sur le mur blanc, les monstres qui s'agitent sous la brise nocturne, le dragon noir sur fond lunaire, le cri d'une chouette, la voie lactée au dessus de nos têtes émerveillées, la nuit des étoiles filantes allongés dans l'herbe les yeux tournés vers là haut, et ce concert de grillons… ton premier vélo quand je te soutenais, allez, allez… encore encore... et ton envol, ta joie de pédaler, ta première chute, ton genou ensanglanté, ta peur, tes pleurs ou tes cris, un baiser sur la blessure, la formule magique, la douleur envolée les rires retrouvées, l'envie de continuer. Tes questions, tes pourquoi…

toi et moi main dans la main... la fable... Souviens toi... les animaux d'Afrique... les troupeaux d'Antilopes dans la savane... les lions autour, le jeune curieux qui s'en écarte un peu, regarde-le, maintenant observe l'oeil de la lionne, les muscles se tendent, répondent présents et le petit est déjà mort, mort avant sa mort. Toi aussi, reste dans le troupeau ou méfie toi du prédateur, souviens toi : il n'y a pas pire tueur qu'un dictateur... un homme plus fort que le troupeau et l'on crie : voilà le lead ! Cet homme, ce guide, ce Titan, ce Gafa, le troupeau l'a nommé, le troupeau l'a voulu, le troupeau l'a choisi, le troupeau le suivra, le subira, librement assujetti, denrée qui s'ignore denrée, denrée qui se pense libre, libre ?

Et toi, avec eux : Eternité ! Eternité dis tu… quel éternité pour l'Ephémère, quelle éternité pour la fourmi, quelle éternité pour la mer, le monde, l'univers… vivre cent années deux cents, trois cents ou plus ? Voir plus loin n'est pas voir plus clair. La mort n'est pas pressée, elle attendra le temps qu'il te faudra, le temps que tu réclameras : ton éternité rallongée à chaque génération s'il le faut, peu importe pour elle l'instant recouvre ton pseudo éternel... Adieu donc mon enfant... n'oublie pas tout à fait ton grand-père, son monde de chair fragile et précaire… d'une autre fragilité, d'une autre précarité que celles que tu vas te fabriquer... adieu mon enfant… A jamais...