dimanche 21 décembre 2014

Les yeux pleins du monde

Enfance. L’océan m’apprend ses merveilles bleues dans les joies de l'été. La nuit j'écoute sa respiration, gigantesque et lointaine. On campe dans les Landes. Ça sent l'iode mélangée à la résine de pin, dans les arbres la musique du vent apaisante et mélodieuse. Nous sommes à Hossegor pour les vacances. Au dessus de nos têtes, un vrombissement de moteurs. Deux avions à hélices passent au-dessus du camping. Ils sont beaux ! 
 
13 ans, même lieu même période. l’adolescent s'éveille. Finis les jeux de gamins ! Bernard, mon âge, enfant de Pau m'accompagne dans mes pérégrinations juvéniles. Comment était-il déjà ? Quelques bribes d'images me reviennent. Marrant que je me souvienne encore de lui. Son allure : sec, de la souplesse dans la démarche, de la vivacité autant qu'il m'en souvienne, de l'espièglerie dans la voix, des cheveux noirs, frisés, bien plus déluré que moi qui sors de ma campagne tarnaise, de mes courses à bicyclette aux gamelles mémorables -et saignantes quelques fois. Il connaît la vie citadine et puis il est ici chez lui. Une amitié de vacances faite pour disparaître avec elles. Je ne le reverrai jamais...
Aujourd'hui, l'air est plus léger que d'habitude et nos yeux remplis d'impatience. Nos voix gambadent, sautent de rires en rires, dans nos têtes un parfum de liberté, dans nos gestes de l'ivresse. Et pour cause, ce soir est un grand soir, le soir d'une grande première ! Les parents ont dit oui pour une sortie cinéma à deux, c'est à dire sans eux ! Nous deux, la ville, les vacances et la douceur nocturne. Un appel résonne, une poussée de vie rageusement gaie, quelque chose joue sa mélodie dans nos corps qui muent. La séance est à 20h30 tout au plus et pour nous ce sera la permission de minuit, vous vous rendez compte ! Les lumières de la nuit, les jeunes en bande dans les rue de la station balnéaire, par couple, main dans la main, les éclats de rires. Les terrasses de café pleines à craquer. 
Nous marchons côte à côte à grandes enjambées. Je bois le trottoir, la vie estivale, la chaleur sur le goudron. Je bois le hâle des filles- tiens c'est nouveau !
Ça respire le neuf justement. Une indéfinissable douceur mêlée d'une appétit pour ces choses d'après l'enfance. Soif de tout. Des saveurs de la jeunesse qui s'ouvre aujourd'hui même. D'un monde regardé, connu certes mais pas encore goûté. Un peu comme une glace juste avant d'y passer la langue autour. Un peu comme la première bière amère dans son ambre dorée. Comme la peau de cette fillette hier innocemment touchée et qu'aujourd'hui j'évite avec dans les yeux, dans l'esprit une autre image plus féminine, plus sensuelle. L'éveil des sens. Le désir méconnaissable, bien caché dans les replis de la mémoire, avec ses gestes gauches, le silence des voix, avec dans la tête un vacarme assourdissant ! Un cœur qui martèle les tempes ! Ça crie, ça hurle là dedans. Et l'on n'entend rien.
Nous allons voir un vieux film César et Marius dans un cinéma sous les étoiles. Voilà le guichet.Bernard : deux tickets s'il vous plaît. Désolé il n'y a plus de places, c'est complet. Nos regards se croisent avec dedans un océan de déception à marée haute : l'opération ciné-première tombe à l'eau. A l'eau ? Non ! Bernard a une idée. La salle de plein air borde la rivière et seule une balustrade de deux mètres environ nous masque l'écran. Viens, me dit-il on va voir le film à l’œil ! A l’œil sous les étoiles ! Mes yeux de petit campagnard n'en croient pas leurs oreilles ! Je suis.
Tout est si nouveau et si inattendu ce soir - et je ne suis pas au bout de mes surprises ! Nous voilà petits délinquants en herbe rôdant autour de la barrière en quête d'un moyen de nous hisser au-dessus. La voix de Marius résonne dans l'air de l'été, le film a commencé. Entre les bois de la dite balustrade il y a des jours . Mais hélas, nous ne sommes pas seuls à tenter notre chance. Ça grouille de resquilleurs de tous âges ici ! Pas de trous libres où poser nos yeux. Mais là devant, aubaine ! un arbre étend ses magnifiques branches par de dessus l'horrible barrière ! Par bonheur elles sont libres ! Vous devinez la suite. Devant nous la salle remplie de ces idiots de spectateurs payants ! Ah la saveur de ces images volées ! Noirs et blancs, Marius face à César, Marius et l'appel de la mer. Dans le port, la sirène grave d'un bateau en partance. Fanny, l'amour, la colère d'un père, le départ du fils à la dérobée. Instant tragique. Ce soir on se comprend Marius. Quelque chose nous rapproche. L'appel ? Je le sens qui bat. Mon large à moi est plutôt vague. Vague dans l'âme.
Instant doublement tragique. Des voix autoritaires en bas de notre nid de pie, surmontées de deux képis bleus-lugubres. Vous deux, descendez... Vos papiers. Ton sec, mines renfrognées. Nos papiers, mes papiers? J'ai pas de papier ! Suivez nous. Nous suivons tout penauds. Surpris mais pas effarouchés, inquiets cependant. C'est ma première arrestation pour vol d'images, port de rêveries illicite. Au poste. Vos noms, âges, adresses. Indifférence du policier qui nous regarde à peine, c'est un peu vexant au fond ce peu de considération. On nous relâche. Demain nous devrons revenir avec nos pères – le pater familias seul habilité à parlementer avec les Autorités.
Retour au camping sans un mot. Juste le poids de nos réflexions muettes sur nos jambes maigres. Juste la mine basse. L'air de fête s'en est allé sur la pointe des pieds. Dans la pénombre des allées, nous marchons au milieu des tentes, des ombres, des rires sous les lampes à gaz. Malgré tout, la brise est légère, la chaleur généreusement conciliante. Le cœur se console, l'été pénètre discrètement le fil de nos pensées.
Arrivée à nos foyers de toile respectifs. Questions. Étonnements. Explications. Rires des pères et des mères. Soulagement des enfants. Demain nous irons ensembles présenter notre carte d'identité. La nuit baissent nos paupières sur des rêves où l'histoire se tricote avec le sourire aux lèvres et là bas tout au fond, les voix, les sourires, les chevelures brunes et les regards en coin. C'est l'Aube.

Texte, © Joël Carayon