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Le ciel était noir devant mes yeux, trop noir. Et vivre assis sur un
trottoir froid, froid de la manche, froid des passants, froid des
regards qui se ferment comme des portes de prison, c'est pas vivre !
Avant
j'étais maçon, artisan maçon mais ma petite entreprise, mon bébé
a fait faillite. J'ai tout perdu et beaucoup de moi s'en est allé à
la dérive.
De
glissades en glissades, de porches en perrons, d'années en années,
de petits boulots en petits boulots, la peau s'endurcit mais à
l'intérieur la mémoire pleure la vie perdue. Et me voilà sur le
rebord de ce pont, vagabond moribond. En dessous de moi le noir comme
en dessus. Le noir de l'eau sous le pont où coule le froid de mon
reflet.
Je
me suis dit :
-A
quoi bon , un pas tu sautes et c'est fini ! A quoi bon
vivre sans personne à aimer ni à qui penser, à quoi bon si c'est
juste pour mendier… et si je meurs qui me regrettera. Je laisse
rien derrière moi. Allez.
J'étais
prêt pour le dernier round quand ce « P'tit gars » s'est
amené…
L'habitant
du quartier :
-
Je le vois tous les jours devant la porte de mon immeuble quand je
rentre ou je sors, qu'il pleuve ou qu'il vente. Avant il était tout
seul et maintenant avec son « p'tit gars » comme il dit.
Ah ça l'a bien changé cette rencontre, il a tout le temps le
sourire c'est à peine croyable, et toujours poli avec ça, même si
les passants sont pas sympas.
Un
jour je sais pas pourquoi, j'ai pris ma journée et je suis allé le
voir. Je devais faire quelque chose, impérativement. Je l'ai trouvé
au même endroit avec son petit carton posé devant lui : « 1
pièce ou quelque chose à manger pour tous les deux s'il vous
plaît ». C'était un jour glacial. Ils se réchauffaient l'un
contre l'autre, les yeux remplis d'une affection profonde et presque
désespérée. Je lui ai demandé : on peut se parler ?...
Ce
qu'en dit « P'tit gars » (autant qu'on puisse l'imaginer) :
- Il était là sur le rebord du pont. Dans son odeur j'ai flairé l'envie d'en finir. Alors j'ai fait ce que nous autres les errants savons faire. Je l'ai attrapé par son pantalon et l'ai tiré en arrière pour qu'il perde l'équilibre et saute, mais du bon coté de la vie. C'est ce qu'il a fait. Ses yeux m'ont dit merci, sa main m'a offert son dernier cookie. Depuis on ne se quitte plus. Deux à la rue, deux sans collier, deux pour se faire chaud au corps et au cœur. On dort l'un contre l'autre, serrés jusqu'à mêler nos souffles, mélanger nos odeurs, jusqu'à nous sentir un. Il faut bien ça, les nuits sont brutales ici...
L'habitant :
- Je lui ai demandé :"On peut se parler ?" Il m'a regardé avec dans le regard l'interrogation méfiante de celui qui sait ce que vaut autrui mais qui se donne le droit d'être agréablement surpris.
- Je lui ai demandé :"On peut se parler ?" Il m'a regardé avec dans le regard l'interrogation méfiante de celui qui sait ce que vaut autrui mais qui se donne le droit d'être agréablement surpris.
-
Oui, bien sûr on peut se parler mais pourquoi. Au mieux je suis
quelconque au pire dérangeant sale et même dangereux. T'as pas
peur ? Tu veux peut-être redorer ton auréole de bon chrétien,
t'alléger du poids d'une petite culpabilité bien gênante qui
traîne sur ta conscience toute propre, bien repassée. Et ce foutu
SDF en bas de chez toi ça fait sale. C'est pas beau la pauvreté, la
misère hein ?
-Il
m'a dit tout ça dans un léger sourire et j'ai répondu : Non,
non enfin c'est pas tout à fait faux non plus je suppose mais c'est
pas le vrai motif. Vous êtes là tous les deux et vous avez l'air
heureux, dans vos yeux l'image d'une belle satisfaction, dans vos
corps une sorte de plénitude quand moi je m'en vais le matin dans la
grisaille, l'oeil morose et la bouche amère. J'ai mon petit chez moi,
mes amis, une petite vie bien réglée, confortable, douce, sans
surprise. Je sais où je dormirai, ce que je mangerai, je sais qui
viendra me voir. Vous sans bride sur le cou avec l'inquiétude de
l'heure qui vient, du soir, de la nuit, du qu'est ce qu'on va manger,
quelle soupe populaire, que sais-je encore, moi habillé d'un beau
collier avec sa laisse en cuir douillet. Enfin le cliché quoi !
Mais surtout l'affection, l'amour dans vos yeux. Je suis jaloux de
ça.
-Bla
bla bla, bla bla bla. Le clochard céleste et les poches crevées
puis la liberté toute belle, nue dans nos bras d'hommes libres. J'ai
pas choisi la rue. Elle m'a pris un point c'est tout, elle m'a
recueilli et elle me tient avec rudesse. Elle m'enserre et c'est elle
qui couche avec moi sur le trottoir, pas les étoiles. Enfin qui
couchait je devrais dire. Pa'c'que ç'a bien changé quand même
avec « P'tit gars ». Un jour que j'étais plus bas que
les autres jours dans mes chaussettes, je me suis mis debout sur le
parapet de ce pont au milieu des gens qui passent mais qui ne voient
rien de la vie des autres et ne veulent rien en voir. J'ai regardé
l'eau qui coule sans rien voir elle aussi, il y avait au fond mon
reflet qui filait dans le courant. A quoi bon je me suis dit et j'ai
failli sauter mais ce « p'tit gars » s'est mis à aboyer
puis m'a attrapé par le bas du pantalon et m'a tiré vers lui du
coté de la vie. Depuis on ne se quitte plus et on ne se quittera
jamais. Et je sais que son désespoir ajouté à mon désespoir ça
fait pas un énorme désespoir mais un peu de chaleur même quand il
fait froid, un peu de bonheur même quand il fait un grand malheur
dans nos vies. Et à tous les deux on est presque heureux mais
presque seulement. Un bonheur dur comme du béton, cruel comme un
trottoir, violent comme la rue. Un bonheur de SDF court et sans
lendemain peut-être.
Je
sais pas ce qui m'a pris – la conscience sûrement, l'émotion, la
culpabilité, le partage qui sait : il y a aussi des motifs
nobles, j'ai pris un bout de papier au fond de mon sac, cherché un
stylo, un stylo à l'époque du portable... où j'ai bien pu
fourrer ce bic... et y en a du barda là dedans. Pas là, pas là ni
là non plus … ah c'est pas trop tôt !
J'ai
écrit mon nom et mon téléphone sur le bout de papier, je l'ai plié
en quatre et l'ai glissé sous le collier du « P'tit gars »
en disant à son compagnon humain.