- Sandrine tu viens ?… Sandrine, c'est ma fille… mon trésor… elle est belle. Là je l'appelle parce que je voudrais qu'elle vienne avec moi faire les courses… j'aime bien faire les courses avec elle. On se promène dans les rayons bras dessus bras dessous, on rit, on plaisante, on se moque des autres. Oh l'autre jour. Il y avait une vieille femme au rayon « vêtements », toute fripée, y avait pas de place pour une ride de plus sur son visage. Sandrine m'attrape par le bras, me tire vers elle et me murmure au creux de l'oreille dans une pinte de rire : maman… mam'… regarde la vieille… celle qui est dans les tee shirts… si on lui offrait un fer à repasser…j'ai pas compris tout de suite… bin oui, elle est toute plissée…Et là j'ai éclaté de rire à deux pas de la vieille, on a ri on a ri et on est vite allé aux toilettes… en courant…. Oh la la. Qu'est ce qu'on a ri, hein... Sandrine, Sandrine tu viens ? Il faut qu'on parte, on a juste deux heures devant nous...on se ressemble beaucoup elle et moi.
- Oui, on se ressemble beaucoup
maman et moi, on n'a pas besoin de se parler longuement, il suffit
d'un regard entre nous et on se comprend tout de suite. C'est
magique !
- Dans la rue les gens nous
prennent pour des jumelles…
- Maman tu me laisses conduire ?
Stp !
- Eh oui conduite accompagnée.
Elle se débrouille bien, je suis sûre qu'elle aura son permis du
premier coup.
- Vous allez où ?
- On va au super du coin, tu
connais ?
- Je peux venir ?
- Allez on t'embarque… on te
met derrière, t'auras assez de place ?… je plaisante… T'es
pas si grosse que ça, allez monte…
Qui je suis moi ? Moi je
suis la narratrice, celle par qui on voit, on entend, celle par qui
l'histoire arrive. Elles me connaissent toutes les deux. On se
côtoie. Mais ce jour là… Oui l'histoire ? Vous voulez
savoir ? C'est étrange n'est ce pas deux femmes aussi belles et
sympathiques. Mais bon deux femmes…. Deux furies je vous assure.
On est donc arrivé au super. Le
genre NG vous voyez. Un beau magasin, plutôt chic à l'atmosphère
feutrée…de la lumière,des rayons, des vêtements. Mes deux
siamoises se promenaient entre les gondoles, entrelacées. Impossible
de les séparer. Elles flânaient, le regard blasé, soulevaient un
tee shirt, essayaient une robe. Elles erraient, bavardaient entre
elles, riaient. Moi ? Je n'existais pas puis je commençais à
m'impatienter. Pensez donc je devais repartir avec elles…sinon pas
d'histoire n'est ce pas ? De cabine d'essayage en cabine
d'essayage , le caddy se remplissait.
- Bin dis donc, elles ont les
moyens !
Ça c'est moi qui pense tout haut
sans m'en rendre compte et ça me joue des tours. Impensable !
Tiens l'autre jour… L'histoire oui, oui, j'y reviens.
Bref de flâneries en errements,
elles – je devrais dire nous parce que moi je suis derrière comme
un caniche, nous voilà au rayon « beauté », rouges à
lèvres à gogo, fards en veux tu en voilà, fonds de teints à
profusion du plus mat au plus blafard… le paradis des narcisses,
même si narcisse était un mec.
Bof je me laisse tenter ?
J'ai rien d'autre à faire que d'être témoin intime d'une fusion
mère-fille à chaud… Allez, si j'essayais le stylo qui gomme les
rides, dix ans de moins d'un coup de crayon… ne rêve pas madame,
te laisse pas entourlouper…. Un p'tit coup sur la paupière
droite…pour voir… Où est le miroir ? Ah… Eh ! Ça
fait une différence quand même… J'ai l'air d'avoir dix ans de
moins de ce côté ci… allez le côté gauche maintenant… dix
plus dix égalent vingt, vingt ans de moins… Ah ah, si ça pouvait
être vrai ! Je vais aller me montrer aux deux
inséparables.
- Eh les filles !
Les filles, ce sont Sandrine et sa
mère vous l'aurez compris.
- Les filles !
- T'as vu maman ce qu'elle a
fait ?
- Qu'est ce qu'elle a fait ?
Bin qu'est ce qu'elle a la
Sandrine ? Pourquoi elle prend cet air si ahuri. Je ressemble à
rien ou quoi ? Ça a l'air de l'énerver que je rajeunisse.
- Mais regarde maman !
Regarde ses yeux !
Bin oui tiens je fais plus jeune
hein et ça vous plaît pas hein ! Ah ah … Vous allez
voir de plus près. Alors moi je m'expose fière de l'effet que
produit mon stylo magique. La mère s'approche. En deux secondes je
lis dans ses yeux comme dans un journal, étonnement, surprise,
réflexion, indignation…
- Qu'est ce que t'as fait !
Là je commence à m'interroger
sur la santé mentale de la mère et de celle de son clone de fille
du même coup. Il se passe quoi au juste dans sa cervelle. La voilà
qui m'examine comme une curiosité. Le visage, son visage se
ferme,dur comme du granit.
- Qu'est ce que t'as osé faire !
- Mais mais… ça c'est moi qui
commence à paniquer un tantinet.
- Sandrine t'as vu, elle a osé,
comme elle a pu me faire ça à moi, mais t'es une garce! Je te
trimballe dans ma voiture gratos et toi !… Comment t'as pu me
faire ça !
- Quoi, quoi, qu'est ce que j'ai
fait, j'ai le droit de me passer de l'anti rides comme tout le
monde !
Si vous l'aviez vu à ce moment
là… j'étais glacée. Qu'est qu'il lui prend ? Elle devient
folle ! Mais mais…
- Je vais te le faire payer
ingrate !
Et là paf. Elle me colle une
gifle magistrale et m'empoigne par les cheveux, me secoue à toute
volée. FauT que tu réagisses ma vieille sinon elle va te réduire
en charpie. Je me débats, je la repousse d'un coup de genou. Mon
bas ! Fichu ! Elle hurle… Bien sûr tout le magasin
s'attroupe autour de nous. Eh arrêtez là, aidez moi ! Faites
quelque chose vous voyez bien qu'elle est enragée ! Eh !
Vous êtes tous sourds ? Ah les gens quel courage. Pensez deux
femmes qui s'étripent dans le plus chic des super du coin. Je me
défends pas mal, courage sister tu vas la maîtriser. Mais...
-Sandrine ! Mais viens
m'aider Sandrine !
La fille ! Deux contre une !
C'est pas juste ! Une gifle un coup de pied, je bascule, je
tombe ! Elle se jettent sur moi. Ça hurle dans le magasin, ça
hurle dans ma tête, j'ai mal, mal… mes côtes… mon dos… Aïe !
Je saigne !… Des bras… des bras d'hommes !.. Enfin du
secours !
Les vigiles sont arrivés,
heureusement. Ils se sont mis à quatre pour me sortir de leurs
griffes.
- Mais qu'est ce que je vous ai
fait ! Vous êtes des folles !
- T'as vu ce que t'as fait à
maman ?
- Qu'est ce que j'ai fait à
maman !
- T'as pas honte !
- Eh là messieurs les vigiles !
Pas la peine de me regarder comme ça, j'ai rien fait moi !
- T'as pas honte, tu fais dix ans
de moins qu'elle maintenant, t'as pas honte !
Texte,
© Joël Carayon