mardi 14 juillet 2015

Dix ans de moins







- Sandrine tu viens ?… Sandrine, c'est ma fille… mon trésor… elle est belle. Là je l'appelle parce que je voudrais qu'elle vienne avec moi faire les courses… j'aime bien faire les courses avec elle. On se promène dans les rayons bras dessus bras dessous, on rit, on plaisante, on se moque des autres. Oh l'autre jour. Il y avait une vieille femme au rayon « vêtements », toute fripée, y avait pas de place pour une ride de plus sur son visage. Sandrine m'attrape par le bras, me tire vers elle et me murmure au creux de l'oreille dans une pinte de rire : maman… mam'… regarde la vieille… celle qui est dans les tee shirts… si on lui offrait un fer à repasser…j'ai pas compris tout de suite… bin oui, elle est toute plissée…Et là j'ai éclaté de rire à deux pas de la vieille, on a ri on a ri et on est vite allé aux toilettes… en courant…. Oh la la. Qu'est ce qu'on a ri, hein... Sandrine, Sandrine tu viens ? Il faut qu'on parte, on a juste deux heures devant nous...on se ressemble beaucoup elle et moi.
- Oui, on se ressemble beaucoup maman et moi, on n'a pas besoin de se parler longuement, il suffit d'un regard entre nous et on se comprend tout de suite. C'est magique !
- Dans la rue les gens nous prennent pour des jumelles…
- Maman tu me laisses conduire ? Stp !
- Eh oui conduite accompagnée. Elle se débrouille bien, je suis sûre qu'elle aura son permis du premier coup.
- Vous allez où ?
- On va au super du coin, tu connais ?
- Je peux venir ?
- Allez on t'embarque… on te met derrière, t'auras assez de place ?… je plaisante… T'es pas si grosse que ça, allez monte…

Qui je suis moi ? Moi je suis la narratrice, celle par qui on voit, on entend, celle par qui l'histoire arrive. Elles me connaissent toutes les deux. On se côtoie. Mais ce jour là… Oui l'histoire ? Vous voulez savoir ? C'est étrange n'est ce pas deux femmes aussi belles et sympathiques. Mais bon deux femmes…. Deux furies je vous assure.

On est donc arrivé au super. Le genre NG vous voyez. Un beau magasin, plutôt chic à l'atmosphère feutrée…de la lumière,des rayons, des vêtements. Mes deux siamoises se promenaient entre les gondoles, entrelacées. Impossible de les séparer. Elles flânaient, le regard blasé, soulevaient un tee shirt, essayaient une robe. Elles erraient, bavardaient entre elles, riaient. Moi ? Je n'existais pas puis je commençais à m'impatienter. Pensez donc je devais repartir avec elles…sinon pas d'histoire n'est ce pas ? De cabine d'essayage en cabine d'essayage , le caddy se remplissait.
- Bin dis donc, elles ont les moyens !

Ça c'est moi qui pense tout haut sans m'en rendre compte et ça me joue des tours. Impensable ! Tiens l'autre jour… L'histoire oui, oui, j'y reviens.

Bref de flâneries en errements, elles – je devrais dire nous parce que moi je suis derrière comme un caniche, nous voilà au rayon « beauté », rouges à lèvres à gogo, fards en veux tu en voilà, fonds de teints à profusion du plus mat au plus blafard… le paradis des narcisses, même si narcisse était un mec.

Bof je me laisse tenter ? J'ai rien d'autre à faire que d'être témoin intime d'une fusion mère-fille à chaud… Allez, si j'essayais le stylo qui gomme les rides, dix ans de moins d'un coup de crayon… ne rêve pas madame, te laisse pas entourlouper…. Un p'tit coup sur la paupière droite…pour voir… Où est le miroir ? Ah… Eh ! Ça fait une différence quand même… J'ai l'air d'avoir dix ans de moins de ce côté ci… allez le côté gauche maintenant… dix plus dix égalent vingt, vingt ans de moins… Ah ah, si ça pouvait être vrai ! Je vais aller me montrer aux deux inséparables.

- Eh les filles !
Les filles, ce sont Sandrine et sa mère vous l'aurez compris.

- Les filles !

- T'as vu maman ce qu'elle a fait ?

- Qu'est ce qu'elle a fait ?

Bin qu'est ce qu'elle a la Sandrine ? Pourquoi elle prend cet air si ahuri. Je ressemble à rien ou quoi ? Ça a l'air de l'énerver que je rajeunisse.

- Mais regarde maman ! Regarde ses yeux !

Bin oui tiens je fais plus jeune hein et ça vous plaît pas hein ! Ah ah … Vous allez voir de plus près. Alors moi je m'expose fière de l'effet que produit mon stylo magique. La mère s'approche. En deux secondes je lis dans ses yeux comme dans un journal, étonnement, surprise, réflexion, indignation…

- Qu'est ce que t'as fait !

Là je commence à m'interroger sur la santé mentale de la mère et de celle de son clone de fille du même coup. Il se passe quoi au juste dans sa cervelle. La voilà qui m'examine comme une curiosité. Le visage, son visage se ferme,dur comme du granit.

- Qu'est ce que t'as osé faire !

- Mais mais… ça c'est moi qui commence à paniquer un tantinet.

- Sandrine t'as vu, elle a osé, comme elle a pu me faire ça à moi, mais t'es une garce! Je te trimballe dans ma voiture gratos et toi !… Comment t'as pu me faire ça !

- Quoi, quoi, qu'est ce que j'ai fait, j'ai le droit de me passer de l'anti rides comme tout le monde !

Si vous l'aviez vu à ce moment là… j'étais glacée. Qu'est qu'il lui prend ? Elle devient folle ! Mais mais…

- Je vais te le faire payer ingrate !

Et là paf. Elle me colle une gifle magistrale et m'empoigne par les cheveux, me secoue à toute volée. FauT que tu réagisses ma vieille sinon elle va te réduire en charpie. Je me débats, je la repousse d'un coup de genou. Mon bas ! Fichu ! Elle hurle… Bien sûr tout le magasin s'attroupe autour de nous. Eh arrêtez là, aidez moi ! Faites quelque chose vous voyez bien qu'elle est enragée ! Eh ! Vous êtes tous sourds ? Ah les gens quel courage. Pensez deux femmes qui s'étripent dans le plus chic des super du coin. Je me défends pas mal, courage sister tu vas la maîtriser. Mais...

-Sandrine ! Mais viens m'aider Sandrine !

La fille ! Deux contre une ! C'est pas juste ! Une gifle un coup de pied, je bascule, je tombe ! Elle se jettent sur moi. Ça hurle dans le magasin, ça hurle dans ma tête, j'ai mal, mal… mes côtes… mon dos… Aïe ! Je saigne !… Des bras… des bras d'hommes !.. Enfin du secours !

Les vigiles sont arrivés, heureusement. Ils se sont mis à quatre pour me sortir de leurs griffes.

- Mais qu'est ce que je vous ai fait ! Vous êtes des folles !

- T'as vu ce que t'as fait à maman ?

- Qu'est ce que j'ai fait à maman !

- T'as pas honte !

- Eh là messieurs les vigiles ! Pas la peine de me regarder comme ça, j'ai rien fait moi !

- T'as pas honte, tu fais dix ans de moins qu'elle maintenant, t'as pas honte !

Texte, © Joël Carayon