Je
m'appelle Colin. J'aime la vie quand elle palpite mais je n'aime pas
le silence brutal et j'ai peur du vide. Il aspire le bruit et son
creux appelle la chute. Rien à quoi se raccrocher et comment savoir
où on en est de sa chute sans un haut ni un bas, sans une voix pour
alerter, sans une vie pour avertir qu'on la quitte, comment ? Dans
mon vide, mon silence, c'est comme ça : est ce que je vis, est
ce que je suis dans le néant, comment savoir si rien ni personne
autour de moi ne bouge ni ne parle, dans un monde à plat, dans un
jour blanc ? Il me faut cette palpitation qui résonne fort, de
plus en plus fort, à coups rapprochés, qui tape contre les tempes
et parce que ça tape je me dis oui j'ai des tempes, il me faut cette
pulsation qui résonne dans ma poitrine et parce que ça résonne, je
me dis oui j'ai un cœur là dedans qui fonctionne, il me faut
quelque chose qui bouillonne dans les veines, qui brûle aux joues,
qui bouillonne et brûle, alors je me dis oui j'ai des veines et des
joues aussi, quelque chose de moi vit dans ma prison de chair, sous
de multiples couches tissées pour me protéger de vous qui n'êtes
jamais là, de vous qui ne me regardez même pas.
Je
suis Colin le colimaçon et je vis retranché dans ma coquille que
les mauvaises blessures et leurs cicatrices épaississent, parce que
j'ai trop souffert, parce que j'ai trop essuyé de peur, parce que
j'ai trop entendu de vos cris répétés, de vos disputes l'un contre
l'autre, parce que j'ai trop hurlé pour couvrir le tonnerre de vos
colères, j'ai trop appelé en vain. Maintenant je ne parle plus et
mes yeux sont éteints, j'ai perdu leur éclat dans les larmes que
j'ai versées. Oui j'ai pleuré, pleuré jusqu'en avoir les yeux
délavés .Vous ne m'écoutiez pas dans votre guerre, papa,
maman, vous ne voyiez pas non plus. Pourtant j'étais là si prés, à
sentir le souffle de votre violence, jusqu'à aspirer les sales mots
que vous vous lanciez au visage. Les mots par dessus les murs, les
mots par dessus mes oreilles comme des piqûres dans mon cerveau, les
mots de la discorde comme un bourdon de mouches autour de ma bouche.
Alors j'ai fermé les yeux, bouché les oreilles, pour ne plus
entendre que le souvenir d'une voix maternelle et ses modulations
d'avant l'expulsion. Ta voix de maman quand on était heureux tous
les deux. Depuis je me fabrique des peaux pour fuir la souffrance
lancinante de l'enfant que la tourmente accable. Des peaux que le
vent dessèche, qui meurent faute d'une main pour me rassurer. Maman
d'avant ma naissance, ta voix lointaine, seulement elle et sa mélodie
heureuse dans les recoins de ma coquille.
Aujourd'hui
j'ai peur de mon silence intérieur et j'aurai peur tant que les
palpitations de mon cœur ne m'auront pas rempli d'une vie faite de
bruits, de cris, d'un sang qui frappe violemment ma poitrine. Alors
je serai vivant à nouveau. Mon sang me le dira parce qu'il donne sa
couleur à mon teint, le brillant d'un soleil vermeil. Mais quand le
bruit s'en va, que je m'alourdis d'une cuirasse supplémentaire le
vide revient, avec lui la peur, le manque, le froid, la mort.
Je
suis Colin Colimaçon. J'ai trouvé un jeu pour me sentir vivre ou
revivre, un jeu dangereux : à la vie, à la mort, un jeu qui
fait peur à maman mais tant pis. Un jeu que les autres colimaçons
aiment me voir jouer, je crois car ils se rassemblent pour y
assister, m'observent avec curiosité, m 'applaudissent même
quelques fois. Ça me fait du bien, j'entends les claps claps de
leurs antennes, je me vois dans leurs yeux, ça
me fait chaud partout et je respire dans la peur de maman, dans
l'admiration interrogative de mes congénères : vivra ou vivra pas ?
Je fascine, j'intrigue et je sens la chaleur en moi qui monte.
Alors
je me lance encore une fois, peut-être la dernière. Le défi est là
qui sommeille le long d'une longue coulée qui tranche la forêt,
lugubrement noire, immense serpent de bitume. Le Passage des Choses
de Fer. De temps en temps sans qu'on le devine, le prodige se
produit. Le sol tremble. Une bête, une machine, seule ou en troupeau
secoue le sol de sa hargne rageuse dans un grognement qui s'amplifie
à mesure qu'elle se rapproche pour disparaître dans un tourbillon
dévastateur. L'air se comprime et fuit en avant de sa course,
l'herbe sur le bas coté se couche et se soumet. Le bolide saigne le
paysage d'un éclair de métal au soleil couchant. Après, le goudron
exhale l'odeur âcre des imprudents écrasés et des peaux laminées.
Il
me faut traverser ce couloir rugissant juste avant le passage du
monstre, ni trop tôt sinon ça ne vaut pas, ni trop tard sinon tant
pis pour moi. Le salut est là bas sur l'autre berge, ma vie aussi.
Je m'avance sur le bord de l'asphalte, et j'attends la vibration.
D'abord lointaine, elle chatouille le dessous de mon pied de
gastéropode. Elle est douce et légère, inoffensive encore. Je la
sens qui forcit, menaçante, je la sens qui me pénètre un peu plus.
Alors je glisse, je contracte, relâche tous les petits muscles de
mon pied pour avancer aussi vite que le peut un colimaçon. Là bas,
tout au fond, il doit y avoir la Chose, je la sens qui vibre en moi
de plus en plus fort, la Chose et son emprise sur mon devenir, onde
longue qui gronde, fait trembler la route sombre. J’arque boute mon
pied, soulève ma coquille, me jette en avant, et je recommence, je
tire sur mon pied je tends mon cou, tracte ma coquille. Ça y est, je
peux la voir. Elle est sur moi, gigantesque, elle hurle et le sol
s'agite de soubresauts de plus en plus rapprochés. La Chose sans
regard, indifférente à la vie de Colin se rue sur lui. Trop vite,
ça va trop vite! Il ne faut pas que je la regarde, il ne faut pas
que je me laisse pétrifier par sa rage maléfique. Avance Colin,
contracte ton pied, tire sur ton cou, soulève ta coquille, avance
Colin, tire sur ton cou, soulève ta coquille, avance. Elle dévore
le goudron – trop vite, ça va trop vite ! – souffle son
haleine d'oxyde ( je peux la sentir), elle est là qui pousse un vent
morbide, elle est là et je tressaille, je ramasse mon pied et je
pousse et je ramasse mon pied et je pousse, mon pied sous moi et je
le tends aussi fort que je peux, un glissement de plus – vers la
vie, vers la mort ? Mon sang hurle, mon cœur explose, mon cœur,
ma vie, ma vie ou ma mort. La voilà, la voilà tout prés, son
rugissement, sa course si rapide, son front large à toucher le ciel,
plus haut que des milliers de Colin, son ombre qui me tenaille, son
odeur qui m'étrangle, ma vie appuyée contre ma mort, je veux
vivre ! La voilà, l'est là, l'est là...
Mon
cœur... mes poumons, mes tempes qui me brûlent... je suis vivant,
maman qui m'appelle, je suis vivant, les autres qui me regardent
bouche ouverte, je suis vivant, je suis vivant.
Déjà ;
déjà le silence, plat le silence, plat le calme. L'absence, le
manque, la peur et l'oubli, déjà plus rien, encore plus rien
qu'avant, juste sur ma peau le souvenir éteint de ce dernier
frisson, lointain. Demain je recommencerai, j'aime tant la vie.
Texte, © Joël Carayon
Texte, © Joël Carayon