Il
fait beau. Je respire à pleins poumons la fraîcheur d'un jour
nouveau né. Il est tôt. Il est ce point d'orgue où la nuit touche
le jour. Vous savez, cet instant de trêve où l'on achève son rêve,
où le noctambule rencontre l'insomniaque, où la ville abandonne sa
tenue de fête et n'a pas encore revêtu ses habits diurnes. Elle est
nue. J'aime la surprendre quand elle est sans fard. C'est un moment
précieux et si fugitif. Alors je l'enferme délicatement dans
l'album de mes souvenirs.
Je
marche les mains dans les poches. Je suis américain, français,
canadien ou maghrébin ou brésilien. Peu importe. Quand on marche,
on met les mains dans les poches, machinalement, parce qu'on a tous
des mains. On dévore des yeux ce qu'on aime parce qu'on a tous des
yeux et qu'on aime tous quelqu'un ou quelque chose, une aube, un
souvenir, une mère, un père. On aime la brise légère qui passe son
souffle dans nos cheveux, parce qu'on a tous des cheveux qu'ils
soient blonds ou noirs, crépus ou plats, abondants ou rares. On aime sa famille parce qu'on est frère, sœur, ami, femme
de quelqu'un qui est comme soi, je veux dire avec deux pieds qui nous
soutiennent, un cœur qui bat, parce qu'on est homme, homme de la ville sûrement, de la campagne plus
rarement, homme du nord au sud, homme respectable me semble-t-il,
semblable à des millions d'autres qui se lèvent en ce moment, se
penchent à leur fenêtre, se mettent sur leur balcon ou dans la rue,
sur un chemin, aspirent l'air avec plénitude, également,
pareillement. J'aime l'odeur du goudron mouillé après le passage des éboueurs, j'aime le cris des martinets dans le ciel lavé des excès nocturnes. je me ballade le nez en l'air, l'oreille aux aguets, j'hume l'odeur du pain chaud, j'écoute les premiers moteurs encore endormis, je souris aux passants qui passent sans me voir avec sur la joue et dans les yeux la marque du sommeil. Tout à l'heure je préparerai le café pour ma petite chérie et quelques tartines. On déjeunera au lit comme deux jeunes mariés. Je suis heureux, enfin presque je suis chômeur et ça me gâte la vie. Je fais un peu de black, faut bien vivre et ma chérie fait des ménages. Les gens du dehors ne nous aiment pas trop. InshAllah.
Je
roule dans la rue au volant de ma voiture. J'ai mis ma tenue de
policier sur la peau, avec à la ceinture une arme qui me
rassure. Je patrouille et j'ai un peu la trouille, je surveille un
quartier de New York, de Paris ou de Londres, de Bombay ou de … peu
importe. Un de ces quartiers qu'un policier n'aime pas fréquenter
avec des ombres plus sombres qu'ailleurs, des mains et des corps pas
tout à fait blancs, vous voyez ? Je ne suis pas tranquille. Je
suis impatient. Dans une heure ou deux je rentre au commissariat et
je poserai mes habits bleus. Je vois déjà ma femme et mes enfants
qui déjeunent. Je les embrasse. Ils sont heureux de me voir. Alors
pas de bavures hein, tout se passera bien, il le faut. Je suis un
policier comme les autres que certains détestent, un policier plus
exposé dans ce quartier avec des gens armés peut être et que je n'aime pas, c'est
comme ça. Je dois assurer la sécurité de mes
semblables mais eux, sont-ils mes semblables ? Ils sont des
personnes à risques. Mon métier est de les contrôler. Il sont
voleurs, dealers ou tueurs en puissance, en pleine puissance, ils ne
sont pas contents de me voir. Celui là marche les mains dans ses
poches, que cache-t-il, sur quoi ses mains se
referment elles à l'intérieur ? Il est armé, c'est sûr, à
cette heure il rentre chez lui, peut-être a-t-il rendez vous ?
Il doit être dealer ou bien ... il a la tête de l'emploi comme moi,
son costume le dénonce, mais moi je le quitterai dans une heure ou
deux, lui a la noirceur dans l'âme. Potentiellement dangereux, il
est potentiellement dangereux.
Il faudrait que je le contrôle mais
dans une heure ou deux… ma femme me sourit, mes enfants sont déjà
éveillés, j'ai trente sept ans et je veux vivre heureux, je mesure
1m 90, je suis en forme, quand j'aurai dormi un peu, je ferai mon
footing dans le parc de mon quartier… avec mon pistolet sous mon
jogging parce qu'on ne sait jamais… pour l'instant je suis ici et
j'observe un suspect au volant de ma voiture de police.
Il
me suit, il va m'arrêter, me demander mes papiers, je devrais peut
être lever les mains, écarter mes jambes, il me fouillera pour
s'assurer que je ne suis pas armé. Avec ma gueule de métèque, dans
une cité pleine de métèques et à cette heure ci, entre chiens et
loups… je suis le chien, errant. Je ne suis plus tranquille et le
jour naissant prend des airs menaçants. Il m'arrêtera
nécessairement. Il est policier et je suis suspect… il a peur,
peur de moi et moi de lui… il est sur le qui vive et moi aussi…
il a une arme et j'ai les mains dans mes poches. L'air se trouble.
Dans ma tête ou dans la sienne un film, un western, un duel au
revolver, le shérif et le vaurien. J'ai vu ça quand j'étais gamin,
ça me plaisait bien. Là, maintenant c'est différent. Deux hommes
face à face comme ce matin, dans la rue, se regardent les yeux dans
les yeux, la main sur la gâchette, l'un d'eux tire plus vite que
l'autre, le shérif bien entendu, l'autre s'écroule, c'est bien fait
pour lui. Le Bien triomphe toujours du Mal.
Ce
matin dans cette ville, un policier est passé, il a longé un
trottoir, dévisagé un homme qui marchait les mains dans les poches.
Ils avaient très peur l'un de l'autre. Mais ce matin le policier ne
s'est pas arrêté et l'homme sur le trottoir n'a pas enlevé les
mains de ses poches.
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